Albert Londres à Istanbul : être journaliste en Turquie… Philippe Rochot
- Philippe Rochot
- 23 oct. 2018
- 4 min de lecture
« Ma deuxième maison, c’est les couloirs du tribunal » aime à dire non sans humour le journaliste Erol Önderoglu qui veille sur le déroulement d’une bonne centaine de dossiers de journalistes en procès ou en détention. Lui-même a subi la prison un mois avant le coup d’Etat de 2016, pour avoir soutenu un journal lié au PKK, le Parti des Travailleurs du Kurdistan, la bête noire du régime. L’accusation reste la même quand on arrête un homme de presse : « propagande terroriste »

Erol Onderoglu, témoin privilégié des procès de journalistes en Turquie. (c) Ph Rochot
La sentence de quatorze ans de prison qui pesait sur lui n’a pas découragé ce fondateur d’un média en ligne qui depuis de longues années dresse le bilan de la liberté de la presse pour Reporters Sans Frontières… Il était présent lors du débat « Raconter le monde a-t-il valeur d’engagement ? » organisé par l’association du Prix Albert Londres, venue à Istanbul par solidarité avec nos confrères qui croupissent derrière les barreaux. « Un vent mauvais souffle sur les médias » rappelle la présidente du Prix Albert Londres, Annick Cojean. Il souffle sur le monde et en particulier en Turquie depuis le coup d’état manqué de juillet 2016 qui a entraîné de vastes purges. Plusieurs journalistes ont été libérés en cette année 2018 mais restent en attente de jugement. Erol Önderoglu constate que la justice turque reste verrouillée par le pouvoir politique qui veut la purger des éléments favorables à la confrérie de Fethullah Gülen, accusée d’avoir fomenté ce coup d’Etat manqué. La cour d’appel calque par exemple ses décisions sur la cour d’assises. C’est le juge de paix qui décide des interpellations et des perquisitions. « En deux ans dit Erol, on a ainsi liquidé les grandes plumes ».
Kadri Gürsel, libéré après une année de prison, mais journaliste en sursis. (c) Ph Rochot.
Relayer les informations lancées par ladite confrérie dont le chef est réfugié aux Etats-Unis, fait partie des principaux chefs d’accusation lancés par les tribunaux contre les journalistes. Le très honorable éditorialiste du quotidien Cumhuriyet Kadri Gürsel en sait quelque chose. Il a d’abord été arrêté pour un article paru trois jours avant le coup d’état intitulé : « Erdogan veut être notre père et s’il veut être notre père, il lui faut un enfant rebelle ». Puis on a découvert dans son téléphone portable des textos envoyés de l’étranger par des dirigeants de la fameuse confrérie de Fethullah Gülen. Il avait pris soin de ne pas les ouvrir… Malgré cela il a été accusé d’appel à la subversion et a dû passer une année derrière les barreaux. Aujourd’hui, en attente de jugement, il a dû démissionner de son journal tout comme bon nombre de journalistes qui faisaient l’honneur de ce quotidien d’opposition. L’homme n’a pourtant rien d’un élément subversif quand il annonce sa couleur politique : « Je défends les valeurs classiques de la modernité : démocratie, égalité, laïcité. Ces qualités n’existent plus en Turquie ; elles ont été piétinées. Si vous défendez le journalisme, c’est que vous êtes un opposant. Le journalisme turc est à l’article de la mort et j’espère qu’il sortira du coma ». En attente d’un jugement définitif Kadri Gürsel a dû rendre son passeport. C’est un journaliste qui ne peut plus voyager qu’on a voulu rendre aveugle sur les réalités du monde et que l’on fait taire ainsi.
Les gens de presse en Turquie dénoncent la mainmise des partisans de l’AKP, le parti au pouvoir sur les médias du pays, presse écrite et télévision. 90% des médias audio-visuels sont contrôlés par des groupes proches du pouvoir. Il reste seulement quelques petits journaux indépendants. Le prix du papier a d’autre part doublé en trois mois et freine le développement d’une presse écrite à laquelle les gens de ce pays sont attachés. Les journalistes turcs qui travaillent pour les médias étrangers sont également dans le collimateur du pouvoir, mal considérés, victimes de la paranoïa ambiante, suspects de « liens avec des puissances étrangères ».
Presse turque: le prix du papier a doublé en trois mois (c) Ph Rochot)
Face à cela les correspondants étrangers en Turquie paraissent mieux lotis quand ils sont accrédités. Delphine Minoui, correspondante du Figaro à Istanbul qui organisait le débat pour l’Association Prix Albert Londres déclare : « Je n’ai pas subi d’intimidation, je suis soutenu par ma rédaction ». Mais toute accréditation de journaliste étranger en Turquie peut être remise en question. Le bureau de presse qui dépendait jusque-là du premier ministre va passer directement sous l’autorité du palais présidentiel.

Istanbul: les groupes de presse ou d’édition dominés par les partisans d’Erdogan. (c) Ph Rochot.
Dans cette atmosphère pesante pour les médias, le Prix Albert Londres 2018 a été symboliquement décerné à Istanbul au restaurant Cezayir, propriété d’Osman Kavala, intellectuel turc connu, emprisonné depuis un an soupçonné d’être un sympathisant de la tentative de coup d’Etat. Le Prix Albert Londres comporte cette année une mention particulière pour un reportage télévisé diffusé par France2 et intitulé « Daphné, celle qui en savait trop », du nom de Daphné Galizia, cette journaliste-blogueuse de Malte, tuée dans l’explosion de sa voiture piégée. Elle enquêtait sur la corruption dans son pays et notamment sur le trafic de passeports couvert par le pouvoir politique qui consiste à accorder à prix d’or la nationalité maltaise (et donc européenne) à de riches millionnaires étrangers. Aujourd’hui on assassine ainsi des journalistes au cœur de l’Europe à cause de leurs enquêtes et de leurs écrits. Il fallait aussi dénoncer cela.
Philippe Rochot

Après le débat sur l’engagement journalistique: Erol Onderoglu, Annick Cojean, présidente du Prix Albert Londres, Kadri Gürsel et Delphine Minoui, correspondante du Figaro à Istanbul.
Prix Albert Londres 2018 : Presse écrite : Elise Vincent « Le Monde » (Au centre sur la photo de Une) Audio-visuel : Marjolaine Grappe pour « Les hommes du dictateur » (Arte Reportage) avec Christophe Barreyre et Mathieu Cellard. (C. Barreyre à droite sur l’image) Livre : Jean-Baptiste Malet : l’Empire de l’or rouge: (En 3ème position sur l’image)
Au fond: Annick Cojean, présidente du Prix Albert Londres.
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