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“Alpinistes de Staline” de Cédric Gras… Le fabuleux destin des frères Abalakov. Ph

  • Photo du rédacteur: Philippe Rochot
    Philippe Rochot
  • 17 juin 2020
  • 6 min de lecture

Ce reportage-enquête a obtenu le Prix du livre Albert Londres 2020.

La montagne peut-elle être le miroir d’une société ? On peut le croire en lisant le livre de Cédric Gras « Alpinistes de Staline ». A travers les exploits, les drames et les malheurs de deux frères Evgueni et Vitali Abalakov, le récit nous éclaire sur le rôle de la haute montagne en URSS et sur la vie durant cette période redoutable des purges ordonnées par Staline. Ces purges ont frappé tous les domaines de la société : l’armée, l’éducation, le Parti mais aussi le sport, y compris l’alpinisme, ses guides, ses amateurs et ses héros. L’auteur écrit ainsi : « Ce qui fit le plus de ravages chez les alpinistes ce ne fut pas les œdèmes, ni la haute altitude, ni les chutes de séracs ou la foudre, ce fut une calamité qui n’avait rien à voir avec la montagne : les purges staliniennes. »

Evgueni Abalakov

Les frères Abalakov, pratiquement inconnus en occident, représentent le fil conducteur de cet ouvrage passionnant, bien documenté, qui nous fait vivre non seulement la pratique de l’alpinisme à la russe, mais aussi les bouleversements politiques qui saigneront à blanc ce pays.

Evgueni et Vitali Abalakov portaient haut le drapeau rouge et les statues de Staline ou de Lénine quand ils partaient en montagne. Sous la dictature communiste de l’URSS, l’alpinisme n’est en aucun cas destiné à un épanouissement personnel. Il doit servir la cause du Parti et hisser ses couleurs au-delà des 7000 mètres des montagnes du Pamir.


Cédric Gras lors de son récit de la vie des frères Abalakov.

Lionel Terray, grand alpiniste français des années 60, parlait des « conquérants de l’inutile » pour évoquer ces montagnards qui gravissent les sommets pour le simple plaisir et la noblesse du geste. Cédric Gras parle lui des « conquérants de l’utile ». Celui qui gravit les montagnes en URSS le fait pour la cause du communisme, pour des raisons stratégiques ou scientifiques. Il transporte à chaque fois avec lui un labo, une station météo, des appareils de mesure, une statue. Il doit rentabiliser l’entreprise. Il ne grimpe jamais en solo mais s’efforce de faire monter le maximum de camarades au sommet. Il ne se délecte pas du paysage et ne savoure pas les couchers de soleil. Ce sont des plaisirs bourgeois condamnables. S’il ne réussit pas à gagner la cime programmée, mieux vaut qu’il ne revienne pas… Staline ne pardonne pas les échecs.

Montagnes du Pamir depuis le Tadjikistan (c) Ph Rochot.

Dans cet esprit, les frères Abalakov vont être les éclaireurs de l’alpinisme soviétique et du socialisme. Ils s’illustrent sur les glaciers du Pamir les plus longs du monde, sur les parois et les sommets dépassant les 7000 mètres d’altitude. Ils sont dans la ligne du parti quand ils découvrent que le pic Lénine est moins haut que le pic Staline qui culmine à 7495 mètres. « L’enjeu du pic Staline, écrit l’auteur, c’était de remplacer Dieu par le marxisme sur l’autel de la Terre ». L’exploit est méritoire car à l’époque la marche d’approche dure près d’un mois. En 1933, une famine frappe l’URSS ce qui n’empêchera pas la réussite de leurs projets d’ascension, pas plus que le soulèvement des séparatistes musulmans basmatchis qui frappe précisément cette région du Pamir.


Le matériel utilisé par les alpinistes soviétiques de l’époque est des plus rudimentaires : vêtements peu protecteurs à pareille altitude, équipement lourd, cordes de pompiers encombrantes et peu maniables, tentes de bivouac qui ne résistent pas aux vents violents qui soufflent sur le Pamir. Cette faible protection est sans doute responsable des gelures qui touchent Vitali lors de la traversée du Khan Tengri à plus de 7000 mètres d’altitude et qui nécessiteront l’amputation de sept phalanges.

Les récits d’ascension restent passionnants mais là n’est pas le but de ce livre. Il est de nous faire vivre à travers la montagne une période précise de la vie de ces deux frères alpinistes. Un auteur banal se serait contenté de feuilleter les revues de montagne de l’époque mais Cédric Gras va plus loin. Maitrisant la langue russe, il se permet de gratter les archives de l’ex KGB, les attendus de jugement, les carnets de notes des alpinistes, les quotidiens de l’époque. Il s’engage sur les glaciers parcourus par ces pionniers de l’alpinisme soviétique, rencontre de nombreux témoins et va sur place à Krasnoïarsk d’où la famille Abalakov est originaire « afin de respirer le même air que mes personnages » écrit-il.


Expédition russe dans les montagnes du Kazakhstan vers le Khan Tengri, 1936..

Il découvre ainsi que les purges staliniennes n’ont pas réservé le même sort aux deux frères. Alors que Evgueni peut continuer d’enchaîner les exploits en haute montagne, Vitali est arrêté, torturé, soupçonné d’entente avec des puissances étrangères. Pour son malheur il a animé des rencontres avec des alpinistes suisses et britanniques. Il a formé à la montagne la plupart des corps de métier du pays durant des stages baptisés « alpiniades », conduisant ainsi vers les sommets des mineurs, des cheminots, des kolkhoziens, des tractoristes. Il n’en faut pas plus pour que le tout-puissant NKVD l’accuse d’espionnage et même « d’adhésion à une organisation contre révolutionnaire facho-terroriste des alpinistes et randonneurs ».

Vitali Abalakov est soupçonné d’avoir entravé l’alpinisme de masse, d’avoir voulu en réserver la pratique à quelques élus mais surtout d’avoir préparé un projet d’attentat sur la place Rouge lors de la parade du 20ème anniversaire de la révolution. Ses exploits en montagne ne lui seront d’aucun secours. Entre prison, camps de rééducation et déportation, il sera détenu deux ans.

La page Facebook de l’auteur Cédric Gras avec les deux frères Abalakov. (capture écran)

Guides ou grimpeurs ordinaires, le monde de la montagne a été décimé, déchiré, anéanti par les purges staliniennes. Quand éclate la deuxième guerre mondiale et l’invasion de l’URSS par la Wehrmacht, l’URSS de Staline constate qu’elle n’a même pas de troupes de montagne pour affronter les Gebirgsjäger dans les hautes vallées du Caucase. Evgueni Abalakov sera donc chargé de la création d’une école d’alpinisme soviétique et ses élèves feront plus tard leurs preuves dans les Carpates, les Tatras et les Balkans. Ils reprendront même aux Allemands le refuge de l’Elbrouz, point clé des ascensions.

Tout alpiniste russe rêve de dépasser les 7000 mètres des sommets du Pamir et tenter les 8000 de l’Himalaya. C’est l’ambition avouée d’Evgueni Abalakov. Elle ne se réalisera pas. Cette vedette de l’alpinisme russe, épris de grands espaces et de grand air, mourra asphyxié par les émanations d’un poêle à charbon capricieux. Son frère, Vitali qui a surmonté le handicap de ses amputations et l’épreuve de sa détention dans les prisons du NKVD prendra fièrement la relève, créant par exemple une marque de matériel de montagne qui porte le nom des Abalakov. Il donnera aussi à l’alpinisme soviétique sa dimension internationale.


Le Mustagh Ata, à l’ouest de la Chine, vaincu par les cordées sino-soviétiques. (c) Ph. Rochot

La tentation est forte pour les grimpeurs soviétiques de l’époque qui ne sont guère sortis de l’URSS, de gravir l’Everest par le versant tibétain. Les Russes ont ainsi formé les Chinois à la pratique de la haute montagne avec l’espoir de faire cordées communes. Dans un premier temps cette coopération se traduit par l’ascension en 1956 du Mustagh Ata dans la région du Xinjiang. Expérience réussie. Russes et Chinois préparent alors l’expédition commune « Everest 1959 », celle de l’amitié entre les peuples, de la victoire du socialisme sur le capitalisme.


Portrait de Staline, encore vénéré dans la campagne chinoise. année 2000 (c) Ph Rochot.

L’avenir de l’entente sino-soviétique parait radieux. Il sera compromis par la révolte des Tibétains, la fuite en Inde du Dalaï Lama, la répression contre les monastères qui se sont soulevés face l’armée chinoise. Ensuite les relations entre Moscou et Pékin vont se détériorer. Il faudra attendre 1982 pour voir des alpinistes russes ouvrir une voie inédite dans la face ouest de l’Everest et s’engager sur les grands sommets de l’Himalaya, tournant ainsi la page de l’alpinisme à la soviétique, essentiellement orienté vers le culte de la personnalité de Joseph Staline.


Cédric Gras lors de la remise du Prix Albert Londres le 5 décembre 2020. (capture d’écran)

Pourquoi l’auteur s’est-il intéressé à ces alpinistes soviétiques ? Dans la pratique de la haute montagne il existe une technique d’ancrage de piolet qui porte le nom des frères Abalakov. C’est en pratiquant l’alpinisme que l’auteur a eu la curiosité de se pencher sur l’origine de ce nom et découvrir ces fabuleux destins….

Philippe Rochot

Cédric Gras. Alpinistes de Staline. Editions Stock.

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