Bernard Guetta, ivre d’histoires… Philippe Rochot.
- Philippe Rochot
- 9 oct. 2017
- 5 min de lecture
On reconnait facilement son ton posé, ses liaisons systématiques, son rythme lent, comme si le poids de la marche du monde semblait reposer sur ses épaules. L’élocution semble parfois hésitante mais on sent avant tout la volonté de persuader. La voix de Bernard Guetta se reconnait entre mille autres dans l’univers embrouillé des ondes. « La voix dit tout de vous écrit-il; elle dit aussi votre sincérité. » Avant d’être homme de radio, Guetta fut d’abord un homme de presse écrite, un reporter de terrain, un journaliste se voulant témoin actif, observateur engagé, analyste partisan comme il le fut auprès des dissidents d’Europe de l’est et des victimes de la dictature communiste : un soutien sans faille à tous ces démocrates européens qui ont défié les pouvoirs forts à la botte de Moscou.

Le premier voyage de Jean-Paul II sur sa terre natale de Pologne en 1978, un élément essentiel dans les changements politiques. (PR)
« Vive la Pologne monsieur ! » clamait Charles Floquet devant le tsar de Russie en 1867. Bernard Guetta aurait pu faire sien ce cri du cœur de l’homme politique français devant Nicolas II en visite à Paris. L’Europe de l’est en général et la Pologne en particulier ont marqué la carrière de ce baby boomer, comme la Chine a façonné celle de Lucien Bodard. Bernard Guetta attaque d’ailleurs son livre par le coup de force de Jaruzelski en décembre 1981, alors que Solidarité défie le pouvoir central. C’est lui qui prévient les opposants qu’ils vont être arrêtés. Il se sent impliqué, plus que concerné par ces foyers de liberté qui s’allument dans le bloc soviétique et que les pouvoirs communistes ne parviennent pas à réprimer. « Les journaux doivent être partisans » écrit-il. L’homme s’est longtemps nourri de la guerre froide. Auparavant, il avait baigné dans le trotskisme, le PSU, le militantisme contre la guerre d’Algérie et celle du Vietnam. Mai 68 ? Il en était ! Mais au début ce fut contre son gré, embarqué dans un car de police dès les premières manifs. Parce qu’il était là. Passé l’effet de surprise il se donnera à fond dans le mouvement, rencontrant ses leaders, distribuant des tracts. A quinze ans il avait déjà rejoint la Ligue des droits de l’Homme. Il prend donc rapidement conscience de la nature de la contestation qui va balayer la fin du siècle: « J’en étais mais chacun de nous en était à sa manière porté par ces changements souterrains, ceux qui feront Solidarité, la révolution conservatrice, la Perestroïka, l’éveil des émergents ou les révolutions arabes, ceux que personne ne perçoit avant qu’ils ne deviennent révolution et qui font l’histoire. » L’année 68 ! Ce fut peut-être les pavés de la rue Gay-Lussac, les tracts qu’il distribuait en Solex dans les rues de Paris et qu’il avait imprimés lui-même, mais ce fut aussi le coup de Prague, la naissance de la contestation en Pologne et celle d’une cause qu’on baptisa « le socialisme à visage humain. »

Prague en 1991. L’intervention des forces du Pacte de Varsovie était encore dans les esprits.
Les dissidents d’Europe de l’est deviennent ses amis ; il participe aux réunions, intervient dans les débats, les conseille. En retour il est parfaitement informé de la situation de la dissidence. Oui Guetta en était et connaissait la plupart des meneurs de l’opposition polonaise ou tchécoslovaque comme Adam Michnik ou Jacek Kuron, chef du Comité de Défense des ouvriers (KOR) dont il dresse ainsi le portrait: « Clope au bec, d’une énergie à nulle autre pareille, il était toujours au téléphone, donnant analyses et consignes, toujours en réunion avec ses militants de province ou de la capitale, toujours entre deux perquisitions, toujours sortant de garde à vue, toujours d’un inébranlable optimisme car il avait autant foi dans l’horizon post-communiste qu’il avait eu foi dans le communisme.» Sa maîtrise du sujet valut à Bernard Guetta de passer du Nouvel Obs au Monde et c’est pour ce « grand quotidien du soir » qu’il couvrira le bras de fer entre la classe ouvrière et le pouvoir communiste en Pologne, avec la mise en place du syndicat Solidarité et ses dix millions d’adhérents…. Bernard Guetta est de tous les coups, de tous les meetings, de toutes les réunions, même celle qui sonnera le glas de Solidarnosc et conduira au coup de force du 13 décembre 1981 avec l’arrestation de Lech Valesa : « la Pologne vient d’être vaincue, non pas par les troupes soviétiques mais par sa propre armée. » Guetta en sort affligé, meurtri, désespéré et confie dans son livre : « J’avais trop aimé la révolution polonaise pour accepter sa défaite. » Sa couverture des événements de Pologne lui vaudra le Prix Albert Londres en 1981.

La fin du mur de Berlin: novembre 1989. (PR)
Puis c’est l’URSS elle-même qui vacille en 1988 avec l’arrivée de Gorbatchev au Kremlin. Le père de la Glasnost fait libérer la figure emblématique des dissidents, Andrei Sakharov et l’appelle même au téléphone pour lui annoncer la nouvelle. Un choc pour le journaliste qui veut croire que l’arrivée de Gorby annonce une ère nouvelle au pays des Soviets. A lire Bernard Guetta, les patrons de la rédaction du journal Le Monde, tous d’anciens correspondants à Washington et Moscou ne croyaient pas à la fin du communisme. Il aura cette phrase : «Tout empire a une fin, l’empire austro-hongrois comme l’empire romain. » Bernard Guetta croit profondément au nouveau maître du Kremlin et se trouve même invité aux 70 ans de Gorbatchev. Il le désigne comme un ami et le rencontre à plusieurs reprises: « J’admire en Gorbatchev le stratège de la plus grande des révolutions non violentes que l’humanité ait connue. Tôt ou tard l’Histoire lui rendra justice en le mettant au rang des plus grands… » Guetta vit donc les bouleversements de la Russie nouvelle avec passion et étonnement. Mais les changements politiques n’apportent pas forcément le bonheur aux populations : « pour les Soviétiques, la vie quotidienne est toujours plus épouvantable car la Perestroïka n’a pas amélioré le fonctionnement des circuits de distribution. » Guetta explique clairement les mécanismes du coup d’état manqué des conservateurs en août 1991 qui allait finalement bénéficier à Boris Eltsine dans son ascension vers le pouvoir et éliminer Gorbatchev. Mais ses écrits sur la fin de l’URSS lui valent une brouille avec la direction du Monde : « Aucun de mes supérieurs n’avait eu de sympathie particulière pour l’Union soviétique mais tous, question de génération, avaient d’abord été anti-américains avant de revenir de Moscou violemment antisoviétiques. Normal : ils étaient journalistes et avaient payé le prix de leur talent. » (allusion aux tracasseries subies par les envoyés spéciaux qui couvraient l’URSS). Moins à l’aise dans les clans qui divisent la rédaction de son journal que dans les factions rivales qui tentent de s’imposer dans l’empire soviétique moribond, il va quitter le grand quotidien du soir malgré un score non négligeable lors de sa candidature à la direction du journal. Après onze années au Monde il fait donc son entrée à l’Expansion comme rédacteur en chef en charge de l’Europe, puis occupe le poste de chroniqueur à France-Inter, « éditocrate » comme il se qualifie ironiquement. Mais il regrettera tout au long de cette vie d’homme de radio qu’il n’y ait pas de budget pour que les éditorialistes continuent de se mesurer au terrain, sa passion, sa vie et sa volonté de demeurer « dans l’ivresse de l’histoire. »
Philippe Rochot Ref : Bernard Guetta : Dans l’ivresse de l’Histoire (Flammarion). 20€
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