David Pujadas et le “journalisme incarné” Ph. Rochot
- Philippe Rochot
- 19 mai 2017
- 4 min de lecture
La présidente de France-Télévisions a confié aux journalistes de France 2 qu’elle avait mal dormi avant d’annoncer à David Pujadas qu’il était écarté du 20 heures… C’est dire si le présentateur d’un JT est un personnage incontournable, encombrant, difficile à bouger et que tout mouvement déclenche une onde de choc à l’intérieur de la chaine mais aussi au dehors. Il existe un effet pervers de ce système de présentateur qui finit par « incarner » son journal, voire même le confisquer, le représenter, le faire sien, volontairement ou non. On parle du journal de Pujadas, du journal de Pernaud, du journal de PPDA, dont la personnalité fut tellement forte et symbolique que sa marionnette figure encore dans les guignols de l’info alors qu’il a quitté TF1 il y a bientôt dix ans. Le Journal Télévisé n’est pourtant pas la propriété de l’homme ou de la femme qui apparaît à l’écran. Il est avant tout réalisé par des reporters, des gens d’image, des techniciens. Mais le JT est à tel point incarné par son présentateur que le téléspectateur en vient à penser que Pujadas ou Bouleau font aussi les sujets et qu’ils sont présents sur tous les terrains. Eux-mêmes ne manquent d’ailleurs pas de dire dans les lancements de reportages : « nous sommes allés… Nous avons voulu savoir… nous vous emmenons… » Et l’illusion est savamment entretenue. Avec la « grand-messe du 20 heures », le présentateur est là, chez vous, il fait partie de la famille, des meubles, il préside le repas du soir. D’où le choc lorsqu’il est écarté. Il va falloir combler un vide, une absence, rompre avec une habitude. Lui-même est désorienté, traumatisé. On en vient à s’inquiéter pour son avenir. Comment va-t-il rebondir ? Les présentateurs écartés comme Claire Chazal, Laurence Ferrari, PPDA, une fois surmonté le « post-traumatisme » ont su pourtant trouver leur place ailleurs et il serait indécent de les plaindre. Pourrait-on alors supprimer le présentateur pour éviter pareil « choc » au niveau national ? Les essais de JT sans ce personnage clé ont été un échec. Le téléspectateur a besoin dit-on de s’attacher à une figure, d’avoir un guide, un personnage fidèle au rendez-vous qui le « prend par la main » pour le conduire dans la labyrinthe de l’information dans lequel il se perdrait sans cette présence rassurante…

Tournage manif “anti-fa” à Paris: 2017. L’illusion parfois que le présentateur est aussi sur le terrain. (c) Ph Rochot.
Avec l’arrivée des chaines d’info dans les années 2000, le Journal de 20 heures a pris un coup de vieux, à tel point que les directions des chaines traditionnelles ont envisagé de le supprimer. Mais il faut croire que ce rendez-vous a encore quelques beaux jours devant lui et personne n’a osé faire ce geste sacrilège. Regardé par quelque huit millions de téléspectateurs il y a deux décennies, il en attire encore près de la moitié aujourd’hui. Mais l’âge moyen du téléspectateur est de plus en plus avancé : bientôt 60 ans. La formule est donc vieillissante, comme ses présentateurs. Il faut donc inventer autre chose et d’abord revoir son contenu. Ce qui était autrefois un journal d’actualité devient pour moitié un bulletin de vie pratique consacré à la consommation, à la vie des gens. Il faut se montrer proche d’eux, de leur vie quotidienne. Les critiques habituelles étant que le journaliste d’aujourd’hui serait « déconnecté de la réalité » il faut aller à la rencontre des populations des villes et des campagnes, des cités et des villages, montrer qu’on est proche du peuple, à son niveau, à l’écoute de ses préoccupations d’où ces séquences pitoyables intitulées « dans mon village » ou « dans ma rue » où le reporter promène pendant une heure ou deux son micro sur les marchés, aux sorties d’écoles, dans les bistrots, accroche un passant dans la rue et aligne ces bribes d’interviews pour en faire une enquête d’opinion. C’est le « journalisme incarné » ou plutôt la dérive populiste de l’information. Et les téléspectateurs en sont conscients quand ils écrivent au médiateur de France2 Nicolas Jacobs : – Quand je vois votre journaliste rentrer dans un bistrot pour interroger les « autochtones », je me demande s’il bénéficie d’une prime de risque. – Pourquoi autant de micros trottoirs ? Pour avoir l’avis de passants absolument incompétents sur les sujets ? Aucun intérêt ! – Pensez-vous vraiment que présenter au 20 heures les inondations avec un journaliste dans l’eau jusqu’à la poitrine apporte quelque chose à l’information ? – Moi dans l’eau, moi chez les électeurs du FN, moi et mon dinosaure, moi avec les grévistes, etc., etc., moi journaliste, incarnation de l’information, nombril de l’information, dompteur de l’information ! Pensez-vous que la vérité gagne à cette mise en avant souvent obscène ? Est-ce là la mission d’un journaliste ? – De grâce, délivrez-nous des vidéos-trottoirs qui sont nécessairement d’une indigence consternante. C’est du sous-journalisme.

Manif contre la loi travail: mai 2016. (ph Rochot)
Si la mise en scène du journaliste prend de plus en plus d’importance dans les journaux d’information, c’est qu’elle est « payante » vous dit-on. Les chaines d’info le savent. L’important n’est plus l’événement, c’est la présence du journaliste sur un fait d’actualité. Attentat ? Notre envoyé spécial est sur place… Il est même tellement sur place qu’il cache en partie la scène et que l’événement lui-même n’apparaît qu’en toile de fond ou dans une lucarne de l’écran. Il est devenu le personnage central. C’est une façon de défier la concurrence qui n’est peut-être pas encore sur place et de montrer au téléspectateur que nous sommes les premiers. Dans tous les cas de figure le contenu va passer au second plan. D’abord l’habillage, la mise en scène et ensuite le fond. « Le journalisme incarné » ne connaitra pas de retour en arrière. Il s’ancre un peu plus chaque semaine dans les journaux d’information, les reportages, les magazines mais aussi la présentation du Journal Télévisé. Alors présentateur ou simple reporter, celui qui ne jouera pas ce jeu sera impitoyablement écarté, mis sur la touche, nous faisant ainsi comprendre que le journalisme de demain sera mis en scene, “incarne” ou ne sera pas.
Philippe Rochot
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