Femmes reporters en 1ère ligne : regard sur le livre de Martine Laroche-Joubert… Ph Rochot.
- Philippe Rochot
- 8 oct. 2019
- 5 min de lecture
En découvrant le livre et la photo de Martine Laroche-Joubert en couverture, j’ai d’abord pensé à Gerda Taro, l’une de premières femmes reporters qui fut aussi la compagne de Robert Capa. Mais la comparaison s’arrête sans doute à la passion du métier qui animait les deux femmes. Martine Laroche-Joubert aligne une carrière de plus de 40 ans dans le reportage de guerre, celle de Gerda Taro s’est hélas arrêtée à l’âge de 27 ans, fauchée par un blindé républicain durant la guerre d’Espagne en 1937.

Syrie: environs de Damas, camp du Yarmouk, encerclé et bombardé. 2014 Photo HCR.
Au-delà des récits de reportages dans la Syrie en guerre que l’auteure parcourt clandestinement durant les révoltes arabes ou des pièges de l’encerclement de Sarajevo, son livre « Une femme au front » a le mérite de se pencher sur les motivations qui poussent le reporter à témoigner des conflits de ce monde. Son enfance au Maroc a donné à Martine le goût de l’aventure, des grands espaces et la volonté de découvrir notre planète. Elle a rapidement intégré le fait que la beauté du monde et la passion pour les gens valaient bien quelques sacrifices au niveau de son propre confort, de sa vie personnelle et même de sa sécurité.

Frontière Koweit-Irak: cimetière de blindés après la guerre du Golfe: 1998. (c) Ph. Rochot
Martine a toujours saisi les opportunités au bon moment. J’ai travaillé de longues années dans le même département qu’elle, à Antenne2-France2, celui des reportages. Je me suis souvent dit que si dans une guerre il y avait seulement 1% de chance de passer, d’accéder au bon endroit ou de dénicher la bonne personne, ce serait pour elle. Et elle l’a prouvé.

Martine Laroche-Joubert à côté de la voiture blindée de France2 qui permit aux équipes d’accéder à la ville de Sarajevo encerclée. Elle avait été récupérée du conflit d’Irlande du nord.
Elle a su par exemple trouver la faille pour entrer dans la ville de Sarajevo assiégée par les forces serbes en juin 1992, mais aussi s’armer de patience pour saisir le moment opportun. Ce même instinct lui a permis de choisir également le bon créneau pour pénétrer en Libye par la frontière égyptienne, dès le début de la révolte contre Kadhafi en février 2011. Des récits détaillés rythment les pages de son livre et le lecteur découvrira avec étonnement les coulisses du métier et le parcours du combattant imposé à tout reporter de télévision pour l’aboutissement d’un travail : le passage d’un sujet à l’antenne.

Armée américaine en Irak. 1998. Ph Rochot
Ses reportages réussis ont pourtant du mal à effacer ce mauvais souvenir de la guerre du Golfe de 1991 où la direction de France2 demande à Martine Laroche-Joubert et à son équipe de se retirer d’Irak pour des raisons de sécurité, alors que l’Amérique et la coalition s’apprêtent à lâcher sur Bagdad un déluge de fer et de feu. L’auteure reste marquée par ce choix qui la frustre de la couverture d’un événement majeur de ces dernières décennies. L’intervention américano-britannique de 2003 lui donnera pourtant l’occasion de prendre sa « revanche » et de couvrir cette opération insensée qui permettra à l’Organisation Etat Islamique (Daech) de se développer en Irak, en Syrie et en Occident.

Koweit-Irak: avions furtifs américains: 1998; (c) Ph. Rochot
Guerres actuelles mais aussi guerres passées. Martine découvre la personnalité de Germaine Tillion, ancienne résistante, déportée des camps de la mort et décédée en 2008. Durant sa détention cette femme de valeur eût l’idée de créer avec quelques compagnes de détention du camp de Ravensbrück, une opérette inspirée d’Orphée aux enfers, qu’elles parvinrent à jouer clandestinement pour narguer leurs bourreaux. Elles entendaient ainsi répondre par le rire et la dérision, au traitement inhumain qui leur était imposé dans les camps par les nazis. La pièce fut rejouée en 2010 à Ravensbrück et Martine fit le voyage avec les anciennes compagnes de Germaine Tillion. Son reportage lui valut le Prix franco-allemand du journalisme. Je savais Martine Laroche-Joubert attachée au personnage de Nelson Mandela. Elle y revient dans son livre. Quand le leader de l’ANC sort de ses 27 années de bagne en février 1990, il est clair que tous les médias du monde veulent l’interviewer. Elle va donc trouver le moyen de pénétrer dans sa modeste maison par un habile subterfuge, en demandant à sa sœur Mabel qu’elle a déjà rencontrée de l’accompagner. Elle ira même la chercher dans son bantoustan à 1000 km de là. Et ça marche. La sœur de Mandela joue le jeu avec simplicité et générosité. Martine parviendra donc à passer quelques instants avec « Madiba » pour un bref entretien. Ce contact confirme son attachement à l’homme qu’il était : « Je crois qu’auprès de lui chacun éprouvait une sorte de sentiment de sécurité, se sentait protégé par son aura, une qualité que je retrouverai en partie plus tard chez Barack Obama » écrit-elle.

Frontière Israël-Gaza: un casse tête pour les journalistes et les humanitaires. (c) Ph Rochot
Les réflexions sur son métier, Martine Laroche-Joubert nous les livre dès les premières pages de ses mémoires, évitant ainsi les questionnements inutiles : « A la façon du soldat, le reporter a choisi son métier, autrement dit son risque. Alors la mort est une présence de chaque instant. Une vieille connaissance à laquelle je finis par m’accoutumer. Mieux, je peux même ne pas la détester complètement. Car je sais bien ce que je lui dois. Une certaine intensité à me sentir vivante… L’exposition aux risques donne à tout reporter l’impression d’aiguiser ses sens au maximum et la sensation, dangereuse car euphorisante, de devenir plus lucide et plus vif. De fait je me passe très bien de sommeil, de nourriture, de confort. Je pense – crois penser – plus vite et plus efficacement, et rien, semble-t-il ne peut m’arrêter. »

Afghanistan 1996: l’accès aux familles, plus aisé pour une femme reporter que pour un homme… (c) Ph Rochot
Une femme reporter de guerre, est-ce bien raisonnable ? L’idée selon laquelle le grand reportage ne saurait être qu’une discipline praticable par les hommes car c’est une activité risquée, physique, imprévisible, éprouvante, est largement dépassée de nos jours et l’auteure s’en explique : « En mission la journaliste en moi oublie qu’elle est une femme. Journaliste : un mot, un titre neutre, ni masculin ni féminin ! Mais c’est aussi révélateur : pas une seule fois sur le terrain, dans des moments exaltants, stressants voire tragiques, j’ai l’impression que mon regard diffère de celui d’un homme. C’est une force et un atout pour pénétrer certains milieux – quand il s’agit par exemple, de recueillir la parole d’une femme voilée ou d’une esclave sexuelle : malgré leurs peurs, malgré leurs réticences à parler, elles le feront plus facilement face à nous. » Je pense à la version qu’en donne notre consœur Véronique de Viguerie, photoreporter habituée des pays à risque comme l’Afghanistan, le Nigéria, le Yémen et qui décrocha un prix Bayeux et un WordPress pour ses reportages. Dans la femme reporter, elle voit une sorte de troisième sexe qui pour les sociétés conservatrices ne correspond pas à l’image de la femme et représente donc un être à part devant lequel il ne faut perdre ni l’honneur ni la face. C’est sans doute cette qualité qu’a su mettre en pratique Martine Laroche-Joubert au cours de ces 40 années de carrière. Et l’intérêt du livre est là : comment rapporte-t-on images et témoignages de ces terres de conflit pour que les populations ne soient pas oubliées.
Philippe Rochot
Une femme au front: Martine Laroche-Joubert. Editions du cherche-midi. 17 €
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