Gilets jaunes et journalistes: la trêve ? Ph. Rochot
- Philippe Rochot
- 4 févr. 2019
- 4 min de lecture
Une dizaine de photographes ont pu grimper sur le toit de la camionnette des organisateurs de la manifestation. La scène serait banale dans un cortège syndical. Elle l’est un peu moins dans un rassemblement de Gilets jaunes quand on connait la méfiance, l’hostilité et la haine du mouvement vis-à-vis des médias. La scène s’est pourtant déroulée durant l’acte XII du samedi 2 février au départ de Daumesnil.
“L’homme à l’oreille bandée “est censée symboliser les conséquences des violences policières sauf que dans le cas de Van Gogh il s’agissait d’une auto-mutilation. (c) Ph Rochot
Les écriteaux aux slogans dévastateurs sont toujours présents dans les défilés : « celui qui contrôle les médias contrôle les esprits » : « médias = propagande d’état ». On peut pourtant observer une nette diminution des agressions physiques et verbales vis-à-vis des journalistes. Les Gilets jaunes ont pris conscience qu’ils avaient besoin de témoins pour faire connaitre la nature de leur lutte. Du statut de bannis, les médias deviennent tolérés.
Les journalistes ont appris aussi à mieux se protéger : faire moins apparaitre le logo de leur journal, travailler avec un équipement plus discret. Le smartphone est ainsi devenu un outil de direct. On ne fait plus guère la différence entre le photographe amateur et le professionnel, l’internaute qui fait du « live » et le reporter d’une chaine d’info. Cette confusion joue en faveur des reporters. Des équipes de télévision s’accompagnent encore d’un garde du corps qui se fait discret mais reste facilement repérable par sa corpulence…
Des journalistes mettent parfois un brassard jaune frappé du mot « presse » en espérant que la couleur jaune aidera à faire passer le reste. Malgré la violence qui a marqué les fins de manifestations de l’acte XII à Paris, Bordeaux et Toulouse avec notamment une offensive croissante de « black blocs » on ne note pas d’incident majeur impliquant un média. Le service d’ordre des Gilets Jaunes qui n’a guère que trois semaines d’existence, s’efforce plus ou moins de protéger les journalistes et les gens d’image. Le dialogue est devenu plus facile mais les ressentiments restent présents : les Gilets jaunes nous accusent de reprendre les chiffres officiels sur le nombre des manifestants et pas les leurs. Ils nous soupçonnent d’être la courroie de transmission du pouvoir. Le mot « connivence » ressort souvent.
PressClub de France: débat du 29 janvier 2019. A gauche, Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters Sans Frontières. Au centre Yannick Letranchant (Directeur Info France Télévision) A droite: Céline Pigalle (BFM)
« Pourquoi les médias sont-ils détestés ? » Le PressClub de France a organisé fin janvier une rencontre sur ce thème avec une poignée de responsables des rédactions des chaines d’info, des chaines publiques et des quotidiens.
BFM reste la chaine au cœur des critiques alors qu’elle diffuse pratiquement en continu, chaque samedi les activités des Gilets jaunes avec au moins quatre positions de direct. Sa directrice de l’information, Céline Pigalle qui a eu « l’honneur » de voir les gilets jaunes manifester sous les fenêtres de l’immeuble de BFM explique : « Ils trouvent qu’on ne va pas suffisamment dans leur sens qu’on ne relaie pas assez leurs opinions et leurs croyances. Le premier week-end, ils estimaient être un million sur les ronds-points alors que la police donnait le chiffre de 300 000. En citant ce dernier chiffre, ils ont pensé qu’on voulait masquer la réalité des faits…Ensuite ce sont les élites du pays qui nous ont attaqués. Ils pensaient qu’on en faisait trop sur les gilets jaunes et nous accusaient de vouloir faire de l’audience en montrant surtout des images de violence. En fait si nous n’avions pas montré certaines de ces images on nous en aurait fait le reproche. Je pense néanmoins que les violences ne doivent pas être montrée en direct. Elles nécessitent une mise en perspective et du recul pour être expliquées.»
Une équipe de “C dans l’air” durant l’acte XII. (c) PR.
Les chaines d’information mais aussi les chaînes publiques se voient reprocher de privilégier les scènes de violence, discréditant ainsi le mouvement des Gilets jaunes. Elles sont accusées de « confisquer » l’événement à leur profit et au profit de leurs envoyés spéciaux. L’événement devient un moyen de mettre en avant les performances de la chaîne. L’actualité sert de faire valoir au journaliste et non pas aux acteurs de l’événement traité. La référence pour les Gilets jaunes devient alors la chaine russe RT qui laisse parler les manifestants sans filtrage et sans contrôle : du direct pur et dur et un beau camouflet pour les médias français. Yannick Letranchant, directeur de l’Information à France télévisions fait part de la surprise qui a été celle des rédactions face à la naissance inattendue du mouvement des Gilets jaunes : « On s’est retrouvés face à un mouvement diffus. On a fait sans doute une couverture moins importante que BFM mais en décélérant on s’est rendu compte qu’on le payait en audience. » La déception de Letranchant est grande de voir que les reporters sont contraints de s’équiper et de se protéger pour couvrir des événements dans leur propre pays : « C’est la première fois que je vois des journalistes autant harnachés pour couvrir un événement en France. Et c’est regrettable. Les jeunes journalistes qui sortent des écoles n’ont pas choisi ce métier pour ça. »
Nicolas Charbonneau rédacteur en chef au Parisien est choqué par les résultats du sondage de La Croix révélant que 30% des personnes interrogées estiment « qu’il n’est pas illégitime de frapper les journalistes ». Et d’enchaîner sur les déclarations de Mélenchon qui feront date : « La haine des médias et de ceux qui les animent est juste et saine » ou encore les propos que le leader de « La France Insoumise » a tenus sur sa page Facebook (20 oct 2018) : « Il faut “pourrir” les journalistes de France Info, les “discréditer”, prouver que ce sont des abrutis ». On peut à présent envisager une trêve car les journalistes font leur auto-critique estime Nicolas Charbonneau reconnaissant par exemple ceci : « On raconte le monde tel qu’on voudrait qu’il soit alors qu’il est tel qu’il est… On fréquente les mêmes réseaux, les mêmes bistrots, les mêmes restos, on brasse les mêmes infos… Il faut en sortir. »
Un internaute se présentant comme “média citoyen”. Le fait que tout le monde veuille faire de l’information permet aussi aux journalistes de se fondre dans la foule.
En 2018, 20 000 des 35 000 cartes de presse en circulation étaient détenues par des habitants de la région parisienne, conséquence logique de la concentration des médias autour de la capitale. Les journalistes en herbe issus des écoles exercent à 80% dans la presse nationale, confirmant que la « France périphérique » est quelque peu délaissée. Echanges et auto-critiques sont devenus possible aujourd’hui avec les séances du « grand débat » organisées un peu partout en France, même si elles sont souvent boudées par les Gilets jaunes. Nombre de réunions au niveau local permettent aussi ces échanges ainsi que des rassemblements tels « les Assises du Journalisme » de Tours consacrées cette année au thème : « Journalistes et citoyens, si on se parlait ? » Des antennes locales de France Bleu comme celle de Toulouse organisent des débats sur le rôle des médias et expliquent leur façon de travailler. Les rapports médias / gilets jaunes paraissent donc évoluer mais il faudrait évoquer aussi les rapports médias /police, mis à mal dès le début du mouvement : peu de considération pour la carte de presse, confiscation des protections, tirs d’intimidation en direction des photographes… Nous aurons l’occasion d’y revenir. Le mouvement des Gilets jaunes ne s’arrêtera pas avec le printemps.
Philippe Rochot
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