Migrants en méditerranée: “les bateaux ivres” de Jean-Paul Mari… Philippe Rochot.
- Philippe Rochot
- 3 oct. 2015
- 4 min de lecture
Le migrant, le réfugié, le demandeur d’asile, le candidat à l’exode, est sans doute le personnage que Jean-Paul Mari a croisé le plus souvent au cours de plus de trente années de reportage. Il est un acteur indissociable des conflits du monde. On le voit aux frontières, dans les camps, dans les faubourgs des cités, sur les routes, au passage des cols, sur les plages, dans les ports. C’est lui, le migrant que Jean-Paul Mari fait parler dans un livre aux témoignages poignants et qu’il n’est guère possible de lâcher dès qu’on a lu la première page : « Les bateaux ivres ». Un ouvrage sans photos et pourtant plein d’images.

Réfugiés de Somalie: frontière Kenya. (c) Philippe Rochot. L’Europe affolée, médusée semble découvrir aujourd’hui cette cohorte d’hommes et de femmes épuisés, démunis, en quête d’un refuge et d’une nouvelle patrie. Mais ce spectacle Jean-Paul Mari l’observe depuis plusieurs décennies. L’auteur a gardé en tête la tragédie des « boat people » vietnamiens fuyant le régime communiste à bord de ces coquilles de noix portées par les courants en mer de Chine. Rapatrié d’Algérie quand il était adolescent, il a gardé intact le souvenir de ces pages de vie et d’histoire qui se tournent quand le navire de l’exode traverse la méditerranée. “Mare nostrum”, notre mer, cette mer qui nous unit et nous divise aussi, qui nous renvoie au visage les conflits que nous n’avons pas su régler : Libye, Syrie, Liban, Palestine. Plus loin encore l’Afghanistan, ou encore l’Eyrthrée où la dictature pousse les gens au désespoir sur les pistes du nord : la fuite vers le Soudan, vers Israël, vers l’Egypte. Jean-Paul mari fait partie des premiers journalistes à nous avoir révélé le sort réservé aux Erythréens qui fuient leur pays, devenus otages de ces bédouins du Sinaï qui exigent des rançons à des familles sans le sou et pour mieux se faire entendre torturent leurs captifs devant le micro d’un téléphone portable.

Migrants: photo de Massimo Sestini, Prix Worldpress2015.
« Dante n’avait rien vu » aurait dit Albert Londres. Et cela l’auteur des « bateaux ivres » veut le montrer, le raconter. Témoignages poignants recueillis en Turquie, en Grèce, en Italie, à Calais, scènes d’exodes déchirantes, marches dans les montagnes kurdes, nuits d’angoisse sur des bateaux surchargés qui s’égarent ou se laissent emporter par les courants. Bateaux ivres, passagers condamnés, récits incroyables des épreuves endurées. « Ils s’en vont en brûlant leur terre natale, écrit l’auteur, vendent leur maison, leur vélo, leur champ qui les nourrissait, mal peut-être mais quand-même ! Ils empruntent tellement d’argent pour payer le voyage et les passeurs qu’ils sont endettés à vie, eux et leur famille. »

Somalie: réfugiés. (c) Ph Rochot.
Chaque migrant, chaque réfugié est porteur d’une histoire. Il y a Robiel, « migrant érythréen en route depuis cinq ans, qui a échappé à la dictature de son pays, franchi à pied les déserts d’Afrique, traversé la mer jusqu’à Lampedusa, remonté toute l’Europe… pour mourir à Calais, noyé dans ce port français, à cent mètres d’un ferry qui allait l’emmener vers les côtes d’Angleterre ». Il y a la tragédie de ces 78 clandestins partis de Libye sur un bateau pourri, sans guide, sans passeur, sans GPS, sans capitaine, juste avec le geste d’un trafiquant resté au port et qui leur a dit : « la Sicile, c’est par là »… Le navire va errer pendant 23 jours. Les passagers sont tous Erythréens. Ils meurent les uns après les autres. Cinq survivants seulement, rejetés par les cargos, les pêcheurs, les garde-côtes. Séquence désespoir : « un chalutier s’approche, des marins leur jettent un bidon de dix litres d’eau, du pain trop dur pour leurs gencives et un bocal en verre de confiture qui se brise en morceaux. Et ils s’en vont. »

Migrants à Calais: 2014. Photo Amnesty.org.
Mais certains ont un cœur. L’auteur nous fait l’éloge des « justes de Lampedusa », ceux qui aident, donnent, prêtent, se mobilisent. Il cite l’exemple d’un village de Calabre, Acquafarmosa qui allait mourir mais qui retrouve vie avec l’arrivée des migrants et devient un modèle de cohabitation entre réfugiés et populations locales. Chacun face à l’épreuve montre ce qu’il a dans les tripes, migrants tout comme pays d’accueil. Les Grecs ? Plutôt débordés : «Athènes est un laboratoire à ciel ouvert dit l’auteur, l’expérience catastrophique d’un pays en crise qui voit s’agglutiner la foule des exilés sans leur offrir d’issue.150 000 migrants franchissent chaque année les frontières maritimes ou terrestres de la Grèce. Sans pouvoir en repartir…11 millions d’habitants, 4 millions d’immigrants, un million de clandestins : la Grèce étouffe. » Les Turcs ? Ils mènent un jeu habile. « La Turquie voisine, toujours prête à agacer l’Europe a laissé passer tous ceux qui peuvent déranger la Grèce, mais leur ferme la porte du retour. Avec un chantage à la clé : « supprimez l’obligation de visa pour les Turcs en Europe et… nous ne laisserons plus passer les migrants ». Et pendant ce temps, des gens souffrent, meurent. Impossible de décrire tous ces calvaires, d’intégrer la souffrance des autres.

Migrants: pays d’accueil fin 2014. (ref: UNHCR)
“Nous sommes trop petits pour une telle quantité d’horreur… Inconsciemment nous filtrons dit Jean-Paul Mari. Pour nous protéger, ne pas être submergés par la chose… Une vie d’étude ne suffit pas à sonder les plaies purulentes de l’humanité.” La méfiance des Européens, leurs refus, leurs hésitations, les barbelés, les murs, ne pèsent pas lourd face à la volonté de ceux qui ont subi pareil calvaire pour gagner notre vieux continent. Dans les brumes de Calais, Jean-Paul Mari a pu les observer. « Il pleut à verse. Le ciel détrempe la mer. Soleil ou pluie, les clandestins se fichent de la météo. Ils tournent dans la ville en cherchant l’échappée anglaise, le bateau qui traverse, le camion qui embarque, le radeau qui dérive, une bouée, un pédalo, tout ce qui flotte glisse ou marche sur l’eau » Philippe Rochot Jean-Paul Mari : les bateaux ivres. Editions JC Lattès. 19€
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Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes Et les ressacs et les courants : je sais le soir, L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes, Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir ! Arthur Rimbaud : le bateau ivre.
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