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Rwanda : « Là où tout se tait » : Jean Hatzfeld et ses témoignages de Justes.

  • Photo du rédacteur: Philippe Rochot
    Philippe Rochot
  • 25 mars 2021
  • 6 min de lecture

« Tout ce qui respirait tutsi devait être tué : ils coupaient les gens, les vaches, les chèvres, les poules, tout ce qui se trouvait du côté des Tutsis, en brûlant et pillant les maisons ». Le récit d’Isidore Mahandago, repris par un témoin, a quelque chose de glaçant quand on sait que son audace vis-à-vis des miliciens hutus qui maniaient la machette lui a coûté la vie : « Cessez de couper nos avoisinants tutsis, renoncez à tout ce sang que vous vous apprêtez à verser, il vous reviendra en châtiment. » Pour ces simples mots, il fut abattu à coups de hache.

Peu de gens ont osé défier les miliciens hutus lancés dans leur folie meurtrière contre les Tutsis durant le génocide du printemps 1994 qui fit près de 800 000 morts en trois mois. Ils ont pourtant existé. C’est à eux que Jean Hatzfeld consacre cette fois son sixième livre sur la tragédie de ce petit pays de l’Afrique des Grands Lacs.


Prisonniers hutus à la prison de Kigali en attente de jugement. 1997: Ph Rochot.

Le Rwanda apparait comme un symbole des génocides qui ont frappé l’humanité et la ville de Nyamata où se concentrent les récits, comme le microcosme du génocide rwandais. On y retrouve les populations hutus et tutsis, les collines, les marais, les forêts, autant de lieux de vie transformés en lieux de mort et de massacres. 59 000 Tutsis vivaient dans cette ville, 51 000 ont été massacrés.

Il faut saluer une nouvelle fois la démarche de Jean Hatzfeld et sa volonté d’aller toujours plus loin pour démonter les mécanismes du génocide avec une seule question : comment a-t-on pu en arriver là ? Comment des hommes ont -ils pu tuer leurs voisins et les enfants de leurs voisins parce qu’ils étaient de l’autre ethnie, celle des Tutsis ? Et dans le cas présent, comment des êtres humains ont-ils pu s’opposer à ce vent de folie dévastateur et aider les autres en les cachant, en les protégeant, en les aidant à passer une frontière, sachant qu’ils seraient exécutés s’ils étaient dénoncés.


Réfugiés rwandais à la frontière du Congo: 1996. (c) Ph Rochot.

L’auteur ne recense guère qu’une dizaine de Justes dans la région. Certains sont morts, d’autres ne se montrent pas, ne se mettent pas en avant. Mais ceux qui témoignent nous livrent des récits émouvants, forts, exemplaires, dans ce langage imagé sincère et direct que Jean Haztzfeld s’efforce de conserver tout au long de ses écrits.

Citons l’exemple de ces Hutus mariés à des femmes tutsis et qui ont protégé leurs épouses alors que les miliciens leur demandaient de les tuer. Eustache, opérateur de la poste à Nyamata doit ainsi affronter des bandes armées de machettes qui veulent « tuer du Tutsi » et « couper » sa femme. Elle raconte : « souvent des jeunes gens passaient à moto en criant devant les fenêtres : Voilà un Hutu, il persiste à cacher des Inyenzis (surnom des Tutsis qui veut dire cafard) on va lui raccourcir les bras et les jambes ».

Au lieu de « couper » son épouse, Eustache va au contraire la protéger et même cacher d’autres Tutsis de son entourage, soudoyer les miliciens, faire le guet, protéger les siens.

Quand les soldats du FPR (Tutsis) prennent le contrôle de la région, Eustache fuit vers le Congo car en tant que Hutu, il craint l’offensive de ces combattants tutsis venus d’Ouganda. Son épouse, bravant combats, contrôles et menaces de miliciens en errance, ira le rechercher, le retrouver, le ramener à la maison.


Rwanda: réfugiés à la frontière du Congo, de retour au pays. 1996. (c) Ph Rochot.

Citons aussi François Karinganire, ancien maire de Nyamata, Hutu marié à une femme de l’ethnie tutsi. Il rédigeait de faux laisser passer pour permettre à des Tutsis de se réfugier au Burundi. Les miliciens hutus lui ont carrément demandé « l’abattage de son épouse ». Il choisira d‘être fusillé à ses côtés.

D’autres couples mixtes (Hutu-Tutsi) n’ont pas eu cette attitude. Ainsi pour sauver sa femme tutsie et leurs enfants, Jean-Baptiste est allé « manier la machette à tour de bras dans les marais ». En tuant des Tutsis qui se cachaient, il est parvenu à se faire oublier et sa famille a été épargnée.

On s’attachera au personnage de Silas, militaire hutu qui ne veut pas participer au massacre et cherche à sauver des vies. Il raconte les premiers jours du génocide : « Pour les Tutsis, la fin s’annonce prochaine. Nul ne peut la stopper, sauf Dieu dans son vaste mystère. Mais je dois sauver au moins une vie tutsie pour m’échapper de l’abîme. Cette personne vivante va entretenir ma foi en l’humain, elle va me sauver du désespoir ». Silas porte ainsi secours à une femme, Providence, qui se cache dans les plantations, puis prend en charge 18 Tutsis perdus, égarés, affolés, qu’il va aider à passer la frontière du Burundi. Son histoire se termine bien puisqu’il finira par épouser Providence, la femme qu’il a pu sauver. Mais dans la société, son geste n’est pas forcément apprécié à sa juste valeur : « A l’annonce de notre mariage, les médisances secrètes ont jailli de tous côtés… Par exemple que c’est la trahison et non le courage qui m’a poussé à accompagner des Tutsis au Burundi. Que c’est l’appât de l’argent des Tutsis ». La famille de son épouse mettra près de dix ans à accepter Silas dans le cercle familial. Les préjugés ont la vie dure au Rwanda.


Dessin d’enfant rwandais tutsi, exposé au musée de la Shoah à Paris.

« Là où tout se tait », c’est le silence de la mort mais c’est aussi le silence des Justes. Ils n’ont pas voulu se vanter de leur geste, de peur d’être accusés de traitres par leur propre ethnie, celle des Hutus. Alors ils se taisent ou se sont tus pendant plus d’une décennie avant d’être montrés du doigt par ceux qu’ils avaient sauvés et cités enfin comme artisans de la réconciliation, honorés, décorés mais sans trop de tapage quand même. Les Justes n’ont pas leur place dans les commémorations au Rwanda. Il faut participer à la réconciliation nationale sans trop mettre en valeur des gens d’exception qui sèment le trouble dans les esprits.

L’histoire de Jean-Marie Vianney Setakwe, paysan hutu, illustre bien ce cas. Lors du génocide, cet homme a recueilli trois Tutsis en fuite et les a guidés à travers des itinéraires plus ou moins sûrs pour éviter les barrages des miliciens hutus. Quand arrivent les soldats tutsis du FPR, il se réfugie au Congo avec les populations et les milices hutues en déroute. Il n’a jamais osé raconter comment il avait protégé des Tutsis, de peur de s’attirer la colère de ses compatriotes hutus. Rapatrié deux ans plus tard au Rwanda, il attendra encore sept ans avant de parler : « Mon histoire des trois Tutsis, j’ai continué de la tasser en mon for intérieur. Elle m’apeurait, je me gardais de la vengeance de tous côtés. Seul Dieu qui se tait la connaissait. Les oreilles méchantes pouvaient l’entendre comme une traitrise… Les cœurs avaient vidé l’amitié pour se remplir de méchancetés ».


Rwanda: la traditionnelle trottinette appelée Chikudu et qui servit à approvisionner les camps de réfugiés. (c) Ph Rochot.

Quand on est né comme Jean Hatzfeld sur le plateau de Chambon sur Lignon en Haute-Loire où plusieurs milliers de juifs ont été sauvés, on est tenté de faire la comparaison entre les Justes du Rwanda et ceux de la Seconde Guerre mondiale durant l’occupation nazie et le régime de Vichy. Simone Weil disait : « Il y a eu la France de Vichy, responsable de la déportation de soixante seize mille Juifs, dont onze mille enfants, mais il y a eu aussi tous les hommes, toutes les femmes, grâce auxquels les trois quarts des Juifs de notre pays ont échappé à la traque ».

Dans le cas du Rwanda, le génocide fut immédiat après l’attentat contre l’avion présidentiel le 6 avril 1994. Personne n’eut le temps de s’organiser. Il s’est déroulé sur un territoire grand comme un département français. L’auteur appelle cela un « génocide de proximité » où le citoyen hutu va tuer son voisin, voire même un parent. Difficile d’y échapper car tout milicien connait les caches possibles et peut facilement dénoncer et traquer celui ou ceux qui veulent échapper au sort qui leur est réservé.


Paysans rwandais hutus de retour au village: 1996 (c) Ph Rochot

Pour trouver autant de victimes en si peu de temps lors d’un génocide, il faut remonter à la période nazie qui va d’août à octobre 1942 et au cours de laquelle 800 000 juifs et Tsiganes sont exterminés. Le génocide rwandais qui se déroule sur trois mois est à ce titre une exception dans l’histoire de l’humanité. D’où la difficulté pour d’éventuels sauveurs de pouvoir organiser des cachettes et des réseaux de fuite vers les pays voisins.

Malgré la rapidité et la cruauté des massacres lors du génocide rwandais, des hommes et des femmes se sont levés, mettant en jeu leur pauvre vie pour sauver celle des autres, répondant sans état d’âme à ceux qui demandaient de l’aide et c’est l’exemple de ces Justes que Jean Hatzfeld a voulu retenir.

Philippe Rochot

Là où tout se tait: éditions Gallimard: Jean Hatzfeld.


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