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Survivre à Gilles Jacquier : « Je suis Jeanne » de Caroline Poiron… Ph Rochot

  • Photo du rédacteur: Philippe Rochot
    Philippe Rochot
  • 19 janv. 2018
  • 4 min de lecture

Si la parole et l’écriture sont libératrices, alors Caroline Poiron a sans doute retrouvé la paix intérieure. On veut le croire à la lecture de « Je suis Jeanne », le second livre qu’elle écrit après le décès de son mari Gilles Jacquier, mort dans ses bras en reportage à Homs le 11 janvier 2012. Certains voient là le récit d’une descente aux enfers. J’y vois plutôt une sorte de renaissance.


Gilles Jacquier en reportage dans les territoires palestiniens (2003). ( franceinfo.fr)

Jeanne est son patronyme de souffrance, le prénom qu’elle emprunte à sa grand-mère pour évoquer le calvaire vécu depuis son retour de Syrie. Parce que Jeanne aussi a souffert durant la Seconde Guerre mondiale, elle se reconnait dans cette femme qui avait 20 ans en 1945. En revanche, Caroline était une femme heureuse avant la mort de son mari. Elle est donc Jeanne au début du récit parce qu’elle est souffrance ; elle redevient Caroline à la fin du livre, marquant ainsi un retour à la vie. Elle se confie sans se mentir et sans nous mentir, de façon simple et directe, sans cacher sa détresse, ses espoirs, ses craintes, ses épreuves, les séjours en hôpital psychiatrique et les traitements qu’elle a essayés durant cinq années. « L’écriture est mon échappatoire dit-elle. Je peux laisser la rage s’exprimer… Je fais le tri dans mes émotions. L’écriture devient ma thérapie pour prendre du recul sur les aléas de la vie. » Les attentats de novembre 2015 à Paris, au Bataclan et au stade de France, l’ont replongée dans la scène de cet immeuble de Homs où meurt son mari, dans cette ambiance de guerre, de bombardements et de coups de feu. A chaque attentat en France ou ailleurs, elle se replie sur elle-même dans la peur, la douleur, l’angoisse : « Je reste toujours cloîtrée lors d’un attentat. Je suis encore pétrifiée de l’intérieur. Mon corps est sans volonté. Mes pensées m’envahissent. Je ne songe qu’au jour où j’ai mis le corps de mon mari défunt dans l’avion. » Elle décrit ainsi cette hantise qui lui fait revivre la scène de la mort de Gilles Jacquier : « Je vois encore les hommes de Bachar el Assad prendre le corps inerte, je vois le regard de l’autre, je vois le piège, le plan. Les armes sont dirigées vers mon mari. C’est une vision qui ne s’ôte pas de ma tête. »


Pareil état d’esprit va lui faire renoncer à se rendre à la cérémonie du 11 janvier 2017 pour l’inauguration de «l‘Esplanade Gilles Jacquier » dans le 10ème arrondissement de Paris. Elle est persuadée qu’un attentat aura lieu : «J’imaginais un complot dit-elle… J’avais peur qu’il y eût des morts. Je craignais aussi d’être blessée. J’avais peur de devoir sauver des vies… Il s’agissait d’un début de schizophrénie m’a confié le médecin. » Au-delà de sa douleur, Caroline (ou Jeanne) continue de mettre en cause la thèse officielle qui veut que Gilles Jacquier ait été tué par les éclats d’un obus de mortier tiré par l’opposition syrienne sur l’immeuble où se trouvait la délégation de journalistes, accompagnés par les autorités.


L’immeuble au pied duquel Gilles Jacquier a été tué, trois ans après. (Homs: 2015) Capture écran F2.

Cinq ans après la mort de Gilles, Caroline Poiron justifie ses soupçons : « Il y a eu un plan pour tuer mon mari. Le plan était de le piéger seul. Trois jours de préparation. Des services différents se trouvaient sur les lieux du crime : services secrets de l’armée de l’air, services secrets de Bachar, de Maer el Assad le frère du président et d’Assef Shawkat le beau-frère… Gilles était suivi. Fliqué dès son arrivée à Damas. Ils l’ont tué à Homs, loin des regards : rien n’était un hasard. L’armée libre syrienne n’avait que faire de tuer un journaliste. Le régime si. Il voulait semer la terreur et chasser tous les médias. »


Famille syrienne résidant dans l’immeuble où Gilles Jacquier a trouvé la mort: Homs 2015 (capture écran F2)

Caroline étaye ses soupçons par un constat : Gilles avait, dit-elle, trois trous au cœur et une blessure à l’aine. Il avait perdu beaucoup de sang. « Comment se fait-il qu’il ait été le seul à mourir alors qu’il y avait au moins cinq personnes près de lui qui elles n’ont rien eu ? Comment se fait-il qu’il n’y ait pas d’autres blessures ?… Le meurtrier se tenait dans la cage d’escalier tout près de lui… Ce n’est pas un mortier qui a tué Gilles. » La reprise totale de la ville de Homs par les forces de Bachar el Assad n’a pas permis de faire avancer l’enquête. Dans un entretien accordé à Paris-Match le 29 juin 2013, à l’occasion de la sortie de son premier livre « Attentat Express », Caroline Poiron détaillait la topographie des lieux : « Sur les images, on voit les traces d’impacts dues à l’explosion et un fait troublant: le mur et la porte bleue derrière lesquels se trouvait Gilles sont intacts. Cela nous fait remettre en question la thèse du mortier. Cinq experts de différentes nationalités nous ont permis de confirmer ces conclusions. De nombreux témoignages directs concordent pour dire que nous avons été manipulés: notre visite était programmée, nous ne pouvions pas faire un pas de côté ».


Quatre ans après cet entretien, sa position n’a pas changé. Sauf que peu de gens l’ont aidée à faire la lumière sur les circonstances exactes de la mort de sa mort. Franck Genauzeau, envoyé spécial de France2 à Homs trois ans après la mort de Gilles Jacquier, constatait que l’immeuble au pied duquel il a été tué avait été rénové, l’impact d’un obus sur le trottoir avait été cimenté. Mais les rideaux métalliques des commerces portaient encore des traces d’impact d’obus de mortier. Une enquête sérieuse et approfondie ne rendra pas la vie à Gilles mais pour Caroline Poiron il est essentiel de connaître la vérité. Elle a d’ailleurs appris à ses deux fillettes qui réclamaient leur père, qu’il avait été tué parce qu’il avait voulu raconter la vérité sur le conflit syrien.

Philippe Rochot

Je suis Jeanne / Caroline Poiron Editions Equateurs 2018 : 17€. Rappel : Attentat Express / Caroline Poiron : Le Seuil 2013.

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