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Sélection Prix Albert Londres: état de santé du Grand reportage. Ph Rochot

  • Photo du rédacteur: Philippe Rochot
    Philippe Rochot
  • 2 juin 2017
  • 4 min de lecture

L’enquête minutieuse de Laure Marchand sur l’assassinat des trois militantes kurdes à Paris en décembre 2013 : un livre mais aussi un documentaire qui conduisent tous deux sur la piste des services de renseignements turcs.

«Les gens ne méritent pas les yeux qu’ils portent » disait Robert Doisneau en parlant de ceux qui ne s’étonnent plus de la marche de notre monde. Les reporters d’aujourd’hui n’appartiennent pas à cette catégorie si l’on en juge par la qualité de leur travail et la richesse des sujets présentés cette année encore à la sélection du Prix Albert Londres. On y découvre des enquêtes qui ont demandé plusieurs mois, voire plusieurs années de recherches, des récits d’aventures, des portraits de personnages hors du commun ou des drames humains passionnants et attachants.

Paris manif loi travail CGT 14 juin 2016 (30) (Copier)

Plus de 150 reportages, écrits et filmés ont été examinés à la pré-sélection de ce Prix 2017. Ils nous conduisent bien entendu dans les faubourgs de Mossoul ou les ruines d’Alep, les banlieues de Paris ou de Marseille, la piste des chercheurs d’or du Burkina Fasso ou les mines de Papouasie, la route des migrants ou l’Amérique de Trump, mais avec des approches inédites, originales, inattendues, profondément humaines et toujours passionnantes.

Manif Syrie Paris mars 2015 (34)

Le conflit syrien se redécouvre à travers le combat des kurdes, guerriers si fiers mais parfois misérables qui payent eux-mêmes leurs armes et leurs munitions en travaillant sur des décharges d’ordures. Cette guerre se montre également à travers les rapports troubles entretenus par la firme Lafarge avec le groupe Daech qui lui permet de continuer l’exploitation de sa cimenterie géante en Syrie. Des reporters confirment aussi la pratique du viol comme arme de guerre, notamment sur les enfants afin de faire chanter les parents. Le journalisme d’investigation continue de percer avec succès en France depuis une bonne dizaine d’années. Les révélations des « Panama papers » ou les témoignages sur la pédophilie dans l’Eglise sont des enquêtes au long cours qui restent l’honneur du reportage et figurent en bonne place. La présence ponctuelle d’Elise Lucet qui traque toujours les suspects en dégainant micros et caméras, là où ses proies ne l’attendent pas, n’est pas forcément appréciée. L’ancien patron de l’info Michel Field disait qu’on devrait pouvoir « faire du journalisme d’investigation sans faire de l’inquisition… » Mais c’est sans doute la marque de fabrique de « Cash investigation », magazine pour lequel Elise Lucet a reçu le Prix Pulitzer, une récompense autant convoitée que le Prix Albert Londres.… A l’heure où il est commun de dire que les journalistes sont déconnectés du réel, on peut lire ou voir des enquêtes de proximité très osées: du vu, du vécu comme cet ouvrage intitulé « Steak machine » ou la vie ouvrière face à la mort animale dans un grand abattoir breton. Le journaliste Geoffrey Le Guilcher se fait carrément embaucher par l’entreprise et se place pour un mois dans la peau de l’homme qui doit taillader une carcasse de bovidé par minute : témoignage fort et direct.

Etat islamique Daech 2015

Le jury du Prix Albert Londres, composé d’une vingtaine de membres, affronte pour la première fois cette année l’attribution d’un « Prix du livre de presse ». Et là, difficile de ne pas retenir l’enquête étonnante de David Thomson « les revenants », récit du retour au pays des combattants français de Daech : des expériences qui glacent le sang mais forcent aussi l’admiration quand on voit cette famille française partie seule en Syrie rechercher ce fils égaré sur les fronts d’Alep ou de Mossoul. Curieusement, ce livre fut contesté dès sa sortie par quelques grands spécialistes du terrorisme qui occupent les fauteuils des chaines d’info. Mais ces critiques ont été balayées par la force des témoignages qui valent aujourd’hui à l’auteur d’être menacé par Daech.

Afghanistan Kaboul et Hindu Kouch 1996 b (29) copie

Afghanistan, Hindu Kush (Ph Rochot)

Le Pakistan est décidément un bon terrain de reportages quand on sait dépasser les clichés, comme le fait le journaliste canadien Guillaume Lavallée avec sa « drone de guerre.» Il nous prouve à quel point l’usage de ces engins qui sèment la mort dans les zones tribales a pu bouleverser la société afghane, briser les rapports entre populations, créant la méfiance entre les habitants et développant dans le pays un sentiment d’espionnite aigue.


Des reporters présentent parfois un livre et un film sur un même sujet. C’est le cas pour l’enquête de Laure Marchand sur l’assassinat des trois militantes kurdes à Paris en décembre 2013 : enquête d’une précision exemplaire et passionnante sur un événement étouffé par le pouvoir politique qui avait pourtant promis par la voix de Manuel Valls que « toute la lumière serait faite. » Les Philippines redeviennent un terrain privilégié du reportage en raison de la folie meurtrière du président Rodrigo Duterte qui pousse les citoyens à faire justice eux-mêmes face aux trafiquants de drogue. Le reportage de Pierre Monégier pour « Envoyé spécial » qui plonge dans les prisons bondées et dans les nuits assassines se distingue par sa qualité d’enquête. L’exploitation des enfants en Asie reste un sujet régulièrement traité, avec cette fois le reportage de Nicolas Bertrand (Envoyé Spécial) sur ces « touristes humanitaires » qui financent au prix fort leurs séjours au Cambodge pour aider les populations, sans trop savoir où disparaît une partie de l’argent versé. Les mauvais traitements imposés aux bonnes asiatiques sont racontés dans un reportage sensible retenu en présélection. Les souffrances des femmes chinoises face à la politique brutale et autoritaire de l’enfant unique sont ressenties avec force dans « le Cri interdit » de Marjolaine Grappe, retenu également pour la finale.

120 Chine gens de Chine Paysans Dong à l'enfant 2001_modifié-1 (Copier)

Les motivations des auteurs sont encourageantes pour l’avenir du reportage mais différentes pratiques nuisibles s’installent à mesure des années et il ne sera guère possible de revenir en arrière: le formatage, la mise en scène, ce « journalisme incarné » où le reporter se fait suivre par la caméra dans sa démarche d’enquête et prend par surprise son interlocuteur : autant de pratiques qui finissent par lasser. On en arrive à des séquences comme celle de ces deux journalistes dans l’Amérique de Trump réalisant un selfie devant la caméra, en chapeau de cow-boy afin de montrer qu’elles s’intègrent au décor ambiant. Ou encore cette jeune journaliste dans une salle d’attente d’aéroport attaquant son sujet par : « Salut je m’appelle Laura et je pars en reportage au Brésil ! » Certains sujets plutôt rares demeurent parfois hermétiques, comme s’ils s’adressaient à des spécialistes ou à d’autres journalistes, ce qui fait dire à des observateurs : « Mais à qui parle-t-on ? Il faut revoir sa copie ! » D’autres se plaignent de la pratique exagérée de la caméra cachée, baptisée parfois « caméra discrète » ou même « caméra secrète ». On déplore aussi l’usage abusif du drone, ce nouveau jouet extraordinaire qui nous émerveille tant et donne des vues imprenables sur la campagne française ou les ruines de Mossoul… Mais malgré tous ces excès, le reportage se porte bien ; les reporters restent motivés et cette sélection qui sera débattue début juillet pour l’attribution du Prix est là pour le prouver. Philippe Rochot

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