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“Voyage au pays des Ouighours”: une descente vers l’enfer orwellien avec Sylvie La

  • Photo du rédacteur: Philippe Rochot
    Philippe Rochot
  • 30 mai 2020
  • 5 min de lecture

La pandémie de coronavirus nous a fait oublier pendant plusieurs mois le sort des populations ouïghoures de Chine et l’emprise du pouvoir de Pékin sur cette province de l’ouest, le Xinjiang, « la nouvelle frontière », peuplée de quelque neuf millions de musulmans. Le livre de Sylvie Lasserre « Voyage au pays des Ouïghours, de la persécution invisible à l’enfer orwellien » vient à point secouer notre conscience endormie par les multiples soucis de gestion d’une pandémie où la Chine tient le premier rôle.

C’est oublier que le Parti communiste chinois n’a en rien assoupli sa politique vis-à-vis de ces populations musulmanes turcophones, placées plus que jamais sous haute surveillance. L’objectif du pouvoir chinois est d’étouffer la culture et le mode de vie de ce peuple pour le fondre dans le vaste ensemble d’une société chinoise surveillée et formatée, telle que l’a rêvée Xi Jinping. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 1950 les Chinois d’ethnie han ne représentaient que 4% de la population ; aujourd’hui ils sont devenus majoritaires dans cette province, soit dix millions de Chinois. Ils occupent les postes clés dans la direction des affaires. Ils considèrent les Ouïghours comme des citoyens de seconde zone et surtout une population suspecte, impossible à intégrer au système.

Kashgar, province du Xinjiang: 2006. Statue de Mao Zedong en centre ville. (c) Ph Rochot.

Sylvie Lasserre dans son « Voyage au pays des Ouïghours » nous montre bien l’évolution dramatique de leur sort. Il y a d’abord la période de 2006 à 2010 où il reste possible pour un journaliste étranger de voyager sous surveillance dans la région et de recueillir habilement des témoignages. Les gens évoquent le harcèlement quotidien, la surveillance des pratiques religieuses, la volonté du pouvoir de gommer la culture ouïghoure, d’effacer la langue, d’imposer le chinois partout, de supprimer tout signe extérieur qui pourrait marquer l’appartenance à cette communauté : la barbe, le voile, la tenue, la pratique de la prière, surtout chez les jeunes. Le prétexte, la lutte contre le terrorisme et contre le « séparatisme ». Il faut étouffer toute velléité d’indépendance de cette province qu’un obscur mouvement clandestin veut rebaptiser « Turkestan oriental ». Pour se justifier le pouvoir chinois invoque le terrorisme qui a frappé dans cette région et même à Pékin en plein cœur de Tiananmen, ou encore à la gare de Kunming avec l’attaque au couteau opérée contre une trentaine de voyageurs. Les émeutes de 2009 au Xinjiang qui ont opposé Hans et Ouïghours et fait plus de 200 morts permettent aux autorités de justifier la répression et surtout la surveillance sophistiquée de toute une population. Les systèmes de reconnaissance faciale, de traçages de la population, d’intrusion sans limite au domicile des familles sont devenus pratique courante.

Kashgar: scène de rue au marché central. Ph Rochot.

En 2007 Sylvie Lasserre rencontrait une femme ouïghoure d’exception : la militante Rebiya Kadeer dont le seul itinéraire impose le respect. Née d’une famille pauvre, mariée à 15 ans, contrainte de travailler comme blanchisseuse pour améliorer la vie de la famille, puis comme couturière et fabricante de chaussures, elle devient bientôt femme d’affaires influente et même septième fortune de Chine. L’argent ne l’aveugle pas, au contraire, elle prend conscience du sort de son peuple et milite en sa faveur. Elle sera arrêtée en 1999, puis libérée en 2005 sous pression américaine, mais bannie de son propre pays.

A Sylvie Lasserre elle confie : « Des millions de colons han s’installent chez nous. Ils font ce qu’ils veulent, ils ont du travail et de belles maisons alors que nos jeunes ne trouvent pas d’emplois et que la plupart des Ouïghours vit dans la pauvreté. Les hommes sont arrêtés au moindre prétexte, faussement accusés de terrorisme. Les jeunes filles célibataires sont incitées à partir travailler comme main d’œuvre bon marché à l’est du pays. La pratique de la plupart de nos traditions est interdite. L’enseignement supérieur, autrefois en ouïghour, se fait désormais en chinois. » Et l’auteure de constater :

« Pékin, conscient du danger que représente cette femme pour son image, tente de la diaboliser. Tout comme pour le Dalaï Lama, le gouvernement chinois exerce une pression systématique sur les gouvernements qui reçoivent la passionaria des Ouïghours. »

Rebiya Kadeer, réfugiée aux Etats-Unis, ne vivra pas la descente aux enfers de son peuple que l’on peut faire commencer en 2016 avec la politique des camps d’internement ou de rééducation qui toucherait plus d’un million de personnes. Sylvie écrit : « Il semble que Pékin ait commencé sa sinistre campagne d’internements vers la fin 2016, année qui coïncide avec l’arrivée de Chen Quanguo à la tête du Parti Communiste du Xinjiang. Tous les Ouïghours – et autres Türks : Kazakhs, Kirghiz, Ouzbeks – soupçonnés de nourrir des pensées politiquement incorrectes sont enfermés contre leur gré. On estime aujourd’hui qu’entre un et demi et trois millions d’Ouïghours sont internés. »

Kashgar: affiche de propagande sur l’amitié entre les peuples. Ph Rochot.

Les témoignages sont rares car les détenus libérés craignent des représailles contre leur famille mais raconte Sylvie Lasserre : « Leurs histoires convergent. Elles donnent froid dans le dos. Surveillés vingt-quatre heures sur vingt-quatre, entassés dans des cellules de douze mètres carrés à plusieurs dizaines de personnes, un seul seau dans un coin pour les besoins naturels. Pour toute nourriture un brouet et du riz. Soumis à une discipline militaire avec levée du drapeau tous les matins et chants de louanges à la gloire de Xi Jinping et du Parti Communiste chinois, les captifs sont punis s’ils pleurent, s’ils se parlent, si leur visage dénote une quelconque marque de colère ou de désapprobation. Avant chaque repas, ils doivent également féliciter le président et le parti. S’ils ont pu témoigner, c’est qu’ils ne sont pas de nationalité chinoise mais kazakhe ou autre et ont pu quitter la Chine après leur libération. »

Le livre de Sylvie Lasserre…

Les Ouïghours de l’étranger vivent également dans l’angoisse car ils sont coupés de leur famille qui peut facilement faire l’objet d’un chantage. Sylvie Lasserre cite un cas parmi d’autres, celui d’un étudiant qui décrit la difficulté de contact avec ses parents : « Nous ne pouvons pas leur téléphoner. Ni mail ni message ni rien. Mon père m’a appelé de Chine il y a un an et demi pour me demander de ne surtout plus l’appeler ni lui écrire. Cela le mettait en danger. Je n’ai pas de nouvelles. » C’est le lot général de tous les Ouïghours de la diaspora. Mais aujourd’hui ils redressent la tête : « Les Ouïghours de l’étranger comprennent qu’il est grand temps de ne plus se taire écrit l’auteure. Tous ces jeunes qui n’ont souvent plus de contact avec leur famille depuis des années se mettent à parler à visage découvert et apparaissent dans des vidéos pour demander des nouvelles, qui de leur mère, qui de leur père, qui d’un frère ou d’une sœur disparue. Une campagne de photos de Ouïghours tenant le portrait d’un proche où il est écrit : « Où est ma mère ? », « Où est ma sœur ? » etc. se propage rapidement sur les réseaux sociaux, mettant enfin Pékin dans l’embarras. »

Cela suffira-t-il pour obtenir plus de transparence sur la façon dont le pouvoir chinois gère la vie des citoyens de la province du Xinjiang ? On peut en douter. A l’heure qu’il est, la crise du coronavirus, la relation très tendue entre l’Amérique et la Chine, l’effondrement des économies mondiales font sans doute passer au second plan le sort des populations ouïghoures. Le livre de Sylvie Lasserre vient nous rappeler qu’il n’est en rien réglé.

Philippe Rochot

Sylvie Lasserre : « Voyage au pays des Ouïghours, de la persécution invisible à l’enfer orwellien ». Editions Hesse.

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